Arts et mathématiques, proximité ou grand écart ?

Etudes, colloques, séminaires… De nombreux témoignages narrent aussi la proximité, réelle ou fantasmée entre les mathématiciens et les musiciens, entre les mathématiques et l’architecture, la peinture et la sculpture, les recherches graphiques et même l’écriture poétique. On parle de l’esthétique d’une solution mathématique ou de la structure rigoureuse d’une phrase musicale, de la construction d’un tableau, du rôle du nombre d’or dans l’architecture… Un certain nombre d’artistes se réclament d’ailleurs d’une inspiration fortement mathématisée. Un recensement – certainement non exhaustif – d’actions ou de documents traitant de ce sujet méritait donc de concentrer l’attention. Il peut s’agir d’œuvres, d’interprétation des œuvres, d’expositions - artistiques à ouverture scientifique, ou scientifiques à éclairage artistique, de spectacles (théâtre, danse, concerts, humour…). La popularisation n’est pas forcément leur vocation première mais ces productions peuvent y concourir et les artistes en devenir des acteurs engagés.

 

L’apport mutuel peut être technique : ainsi, selon le chercheur Rémi Coulon « Dans certains cas, les mathématiques offrent un langage qui permet de décrire et de mieux comprendre certains aspects de la musique. Dans d’autres cas, au contraire la musique a considérablement devancé sa consœur, en introduisant des objets qui ne seront formalisés que plusieurs siècles après. » (http://rcoulon.perso.math.cnrs.fr/papiers/musique.pdf). Des travaux explicitent cette proximité, depuis les Grecs: ceux de Pythagore, puis Galilée, Descartes, Mersenne. Euler rédige en 1739 une théorie de la musique, où surgit une hypothèse qu’on peut aujourd’hui trouver réductionniste, à savoir que le plaisir de l’écoute viendrait d’un bon ordre, de bonnes proportions entre les sons http://sma.epfl.ch/~ypaquier/ProjetEuler.pdf).

 

L’artiste peut recourir aux mathématiques pour nourrir et structurer sa création, motiver son pouvoir de séduction. Citons les peintres Kandinsky (1866-1944), Mondrian (1872-1944) ou Morellet (1926-2016) ; les musiciens Iannis Xenakis (1922-2001), Jean-Claude Risset (1938-2016), Bélà Bartok (1881-2005), György Ligeti (1923-2006), Pierre Boulez (1925-2016), la musique « minimaliste » de Steve Reich ou Philip Glass ; le poète et mathématicien Jacques Roubaud, membre actif de l’Oulipo. Ce dernier tenait un propos paradoxal en 2009 : « Je suis parti vers la mathématique, d’abord par un refus de l’analyse universitaire de la poésie quand j’étais en hypokhâgne » (http://images.math.cnrs.fr/Quelques-vies-plus-ou-moins-breves.html). Les ballets et chorégraphies de Maurice Béjart se réclament aussi de nombreuses références.

Le poète Eugène Guillevic (1907-1997), dans ses Poésies géométriques, les euclidiennes (1967), assortit à chaque poème une figure géométrique. Robert Desnos (1900-1945) imaginait des poèmes « aussi implacables que la résolution d’une équation mathématique » (cf. Robert Desnos par Anne Egger, Fayard, 2007).

Le pavillon français de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958, dont l’extérieur était conçu par Guillaume Gillet et René Sarger, tranchait par sa modernité avec l’existant : la toiture se composait de deux paraboloïdes hyperboliques qui avaient obligé les constructeurs à une recherche d’équilibre originale.

 

Une synthèse de ces rapprochements s’est exposée à la Fondation Cartier, à Paris, d’octobre 2011 à mars 2012. L’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain, dont le titre reprenait une expression du mathématicien Alexandre Grothendieck, était conçue de façon interdisciplinaire et interprofessionnelle. Voulant « offrir à tous des fragments de splendeur mathématique à la faveur d’une conjonction géométrique, algébrique, artistique et cinématographique » (https://www.fondationcartier.com/expositions/mathematiques), elle permettait aux visiteurs de comprendre les échanges entre artistes et chercheurs dans leur appréhension du monde.

 

Il demeure quelque scepticisme dans cette approche conjointe. Dans Mathématiques et Art (Le Pont des Arts, sous la direction de Maurice Loi, Hermann, 1995), Jean-Marc Lévy-Leblond écrivait : « Quand des poètes me disent reconnaître dans la physique théorique une démarche proche de la leur, ou que j’entends des mathématiciens affirmer à des musiciens que leurs recherches sont similaires, j’y vois des illusions souvent simplistes, parfois perverses – et d’ailleurs fort banales : je ne crois guère à la possibilité d’une analyse globale des rapports entre l’Art et la Science. » Dans le même article, le même auteur s’intéressait néanmoins à une série de travaux de  François Morellet, où l’artiste s’imposait des règles contraignantes sur les formes (« tirets verticaux équidistants, avec un petit accroissement régulier des espacements d’une rangée à l’autre ») rappelant singulièrement celles des poètes et écrivains de l’Oulipo.

 

Cette alliance entre arts et mathématiques est-elle vaine et surfaite ? On souhaite que non, en relisant Robert Doisneau et sa magie poétique (La géométrie de Daniel, 1939, publié ultérieurement par les éditions Gründ) :

« Par un point situé sur un plan
On ne peut faire passer qu’une perpendiculaire à ce plan.
On dit ça…
Mais par tous les points de mon plan à moi
On peut faire passer tous les hommes, tous les animaux de la terre.
Alors votre perpendiculaire me fait rire. »