Des anciens aux modernes : La vulgarisation par les livres

 

Au commencement il y eut l’écrit, essentiellement le livre. Notre première intuition, qui s’est révélée fausse, mais était d’abord partagée par divers interlocuteurs, situait le début de vulgarisation au 18e siècle – celui des Lumières et de l’Encyclopédie. Les historiens comme Bernard Bru et Pierre Crépel nous ont détaillé l’antériorité de ce travail, d’abord effectué en direction des clercs dès le haut Moyen Age. Mieux faire comprendre les mathématiques, en faire saisir plus largement les concepts et le plaisir à les sillonner, remonte au 17e siècle qu’ont traversé Bachet de Méziriac et Jacques Ozanam. En attestent de nombreux ouvrages que nous recensons ici sans prétendre à leur exhaustivité, mais qui participent de l’histoire de la culture française. Le 18e siècle a néanmoins été décisif. Quant au 19e siècle, il verra paraître un grand nombre de revues, de durée de vie variable, mais d’une richesse incontestable, destinées tant à des scientifiques qu’à un public plus large.

La situation actuelle est décrite de façon à la fois pessimiste et prometteuse par le mathématicien Pierre Schapira en 2001, lors d’un colloque tenu en hommage au philosophe et mathématicien Gilles Châtelet (1944-1999) : « La culture mathématique de base ne fait pas partie de la culture générale et l’on rencontre des personnes qui seront scandalisées si vous ne connaissez pas la différence entre art gothique et art roman mais qui eux ne savent pas la différence entre un nombre rationnel et un nombre irrationnel. D’ailleurs, qui, hormis les mathématiciens, sait ce qu’est un nombre rationnel ? Cependant les choses changent, lentement. Un certain nombre de livres sont récemment sortis dans le but de faire mieux connaître les mathématiques (ou peut-être surtout l’auteur du livre) à un large public. »

Revenons un instant sur les conceptions contradictoires de la vulgarisation mathématique. Bernard Bru oppose le travail engagé d’Emile Borel aux idées de Georges Canguilhem (1904-1995), médecin, philosophe et historien des sciences, « fasciné par Bourbaki et qui considère que les maths ne sont pas vulgarisables, mais qu’il faut les apprendre dans Bourbaki ». D’autres se réservent pour les seuls mathématiciens et dans des éditions dédiées.

Le 20e siècle et notamment son dernier quart ont vu se développer de nouveaux supports, périodiques ou non, apparaître de nouvelles collections, moins austères, plongeant dans d’autres disciplines. Certains tabous ont été levés, sur les contenus (on s’est mis à parler probabilités, statistiques ou mathématiques appliquées sans donner l’impression de déroger…), sur les liens avec la musique ou les autres arts, la littérature ; sur la forme aussi puisque le professeur Cosinus de la fin du 19e siècle n’est plus la seule représentation du savant. Quelques mathématiciens, dans la lignée de Borel, s’y sont impliqués. Des enseignants, des journalistes, d’autres médiateurs ont également pris la plume, et même quelques écrivains « professionnels ». Les éditions classiques, puis d’autres, se sont lancées. Le travail d’Odile Jacob et de son équipe d’édition en particulier, parvenant à faire parler d’ouvrages parfois difficiles mais insérés dans la culture, a été pionnier. Belin a tenu à bout de bras des numéros thématiques spéciaux de la revue Pour la science (qu’on pourrait classer parmi les livres) ainsi que la publication d’auteurs qui se sont révélés de talent. Le Pommier a choisi les petits formats, lisibles, accessibles y compris désormais par un jeune public - et ses enseignants, sous un jour non scolaire.

Compte tenu de l’augmentation du nombre de titres et d’une promotion inégale des publications (dans les médias, les mathématiques et les mathématiciens suscitent encore de l’appréhension), on notera que les différentes formes de vulgarisation par le livre ont rencontré un ou des public(s). Le fait de mettre en scène – ou en images pour les bandes dessinées (cf. rubrique spécifique) – des intrigues et des personnages avec leur complexité et leur part de mystère ou de romantisme a renouvelé le genre.

Les divertissements ou curiosités mathématiques relèvent d’une catégorie abondamment fournie  depuis des siècles et toujours en vogue. Ils s’adressent à des lecteurs qui ne s’interrogent pas forcément sur les tenants et les aboutissants théoriques mais qui pourront ultérieurement être retenus ensuite par l’intérêt conceptuel de la discipline.

Répertorier les encyclopédies et les dictionnaires oblige à en préciser certaines particularités. Pierre Crépel remarque ainsi qu’ils n’ont pas toujours été ordonnés de façon alphabétique, tel celui de Jacques Ozanam au 17e siècle, qui devait être diffusé hors des écoles de l’époque. Pour L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, l’Encyclopedia Universalis, ou d’autres volumes situant les mathématiques au sein d’autres champs de connaissances, la cible sera savante, cultivée, seulement curieuse. Dans notre nomenclature nous distinguons les ouvrages qui concernent directement les mathématiques (Dictionnaire universel de mathématiques et physique, Alexandre Savérien, éd. Jacques Rollin et Charles-Antoine Jombert 1753, Dictionnaire des mathématiques, Alain Bouvier et Michel George, PUF 1979) et ceux qui les situent parmi les autres sciences (Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, sous la direction de Dominique Lecourt, PUF 1999).

Parmi les autres catégories de livres, l’histoire et les biographies constituent un nombre important de supports. Le premier du genre, note Pierre Crépel, est conçu par un proche de Savérien et peut être considéré comme relevant d’une vulgarisation indirecte : il s’agit de l’Histoire des mathématiques de Jean-Etienne Montucla (2 vol., éd. Charles-Antoine Jombert, Paris 1758).

Certaines autobiographies auront marqué ; celles de Laurent Schwartz, André Weil ou Jean Dieudonné par exemple, qui deviennent des personnages, des héros de leur époque, à défaut de se faire toujours entièrement comprendre. D’autres empruntent aux règles du roman et de la fiction, pour tenter d’expliquer l’évolution des mathématiques (sans ordre particulier : Denis Guedj, Jean-Michel Kantor, Alain Connes, Jean-Paul Delahaye, Cédric Villani…). Des personnalités au caractère ou à l’histoire hors du commun sont devenues des personnages partiellement réinventés. Ce peut être par leur caractère asocial, Gödel (La déesse des petites victoires, Yannick Grannec, Anne Carrière 2012), Grothendieck (Alexandre Grothendieck, Philippe Duroux, Allary Editions, 2016) ont pu fasciner. D’autres sont de vrais sujets romantiques ou marqués par le drame, comme Evariste Galois (Evariste, François-Henri Désérable, Gallimard 2015) ou Turing (La pomme d’Alan Turing, Philippe Langenieux-Villard, Héloïse d’Ormesson 2013)… Une mention spéciale est à attribuer à l’œuvre parfois parodique de Raymond Queneau (Les Fondements de la Littérature d’après David Hilbert, Bibliothèque Oulipienne n° 3, in La Bibliothèque Oulipienne, Slatkine Genève-Paris 1981) et de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, ce groupe rassemble des mathématiciens et des écrivains dont l’inspiration, pour plonger dans les méthodes bourbachiques de travail collectif et de strict respect de règles édictées, donne libre court à une fantaisie littéraire débridée. Avec Georges Pérec, Jacques Roubaud, Paul Fournel, Italo Calvino… , « L’Oulipo a prouvé que ses structures pouvaient engendrer des œuvres de longue haleine » (Jacques Roubaud, La Bibliothèque Oulipienne, Slatkine 1981).

Quantité, diversification… Un auteur comme Pierre-Simon Laplace (1749-1827), dont les tentatives de vulgarisation étaient plus insaisissables encore que les énoncés scientifiques initiaux ; ou même des savants comme Cournot ou Arago auraient-ils imaginé une telle évolution de la popularisation mathématique ? Il est difficile de l’envisager, comme de prévoir si d’autres publications feront état d’une nouvelle inventivité en la matière.