Mathématiques et mathématiciens à l'écran

Qu’est-ce qu’un bon film ? Pourquoi choisissons-nous de nous enfermer pendant deux heures dans une salle obscure ?

Un film réussi, c’est d’abord un bon scénario, puis de bons acteurs, une bonne réalisation, et finalement l’impression pour le spectateur d’être emporté quelque part, ailleurs si le film est une fiction, ou dans un ici à éclairer s’il s’agit d’un documentaire. C’est en tout cas une œuvre, une création, un aboutissement. Aller au cinéma suppose de vouloir rêver, s’évader, s’émerveiller, se rassurer… ou s’informer. Y montrer des mathématiques ou des mathématiciens présente des difficultés déjà rencontrées dans d’autres modes de popularisation : une abstraction et un langage complexes à faire partager, des silhouettes que l’on a trop tendance à caricaturer, une insertion sociale et culturelle qui semble problématique à un large public. En ce sens, le film américain Les figures de l’ombre (Théodore Melfi, 2016) sur les « calculatrices » - femmes et noires - de la Nasa avant le vol de John Glenn, est une réussite : les héroïnes, brillantes intellectuelles, vivent dans un environnement familial, amoureux et amical « classique » bien que subissant la ségrégation de l’époque) et ne se montrent nullement caractérielles.

 

En majorité, les films sur les mathématiques ou les mathématiciens sont produits aux Etats-Unis ou sont d’inspiration anglo-saxonne.

Pour rencontrer le public, les scénarios se construisent à partir de personnages singuliers et brillants, éventuellement à l’écart de la société et de leur époque. Ces dernières années, les mathématiciens John Nash et Alan Turing ont concentré l’attention des réalisateurs, avec Un homme d’exception (Ron Howard, Etats-Unis, 2002) et Imitation Game (américano-britannique, Morten Tyldum, 2014). D’autres films, mettant en scène de brillants marginaux, les avaient précédés, comme Will Hunting (Gus Van Sant, Etats-Unis,  1997) ou Pi (Darren Aronofsky, Etats-Unis, 1998). Le syndrome d’autisme sous la forme Asperger est parfois associé au caractère « génial » du découvreur scientifique, tant apparaît la volonté d’une différence pour expliquer aux spectateurs la grande capacité d’abstraction du mathématicien. Celui-ci devient un recours, un précieux auxiliaire pour analyser et prédire les comportements des criminels dans la série télévisée policière américaine Numb3rs, diffusée à partir de 2006 sur la chaîne M6, ultérieurement sur 6ter.

 

En France la production s’est plutôt développée dans un registre documentaire, selon des entretiens, des séquences biographiques ou la présentation de résultats pouvant susciter l’intérêt, frapper l’imagination. Les réalisations sont souvent des commandes institutionnelles – CNRS, IHÉS, Ecole polytechnique, Cité des sciences et de l’industrie et Palais de la découverte… ou même la Fondation Cartier (Au bonheur des maths, Raymond Depardon et Claudine Nougaret, France, 2011, http://www.bpi.fr/au-bonheur-des-maths-2, un court-métrage où neuf mathématiciens s’expriment devant la caméra).

 

Le documentaire grand public Comment j’ai détesté les maths (Olivier Peyon, 2013, France) après avoir évoqué la répulsion revendiquée que suscitent les mathématiques dans l’opinion, décrit l’implication de professionnels passionnés comme, par exemple, Cédric Villani : « Il me fallait des personnages plus grands que nature. Il fallait qu'ils soient à la fois la forme et le fond, c'est à dire qu'ils soient de vrais personnages de cinéma avec une vie, une intériorité qui nous touche et en même temps qu'ils soient des sommités dans leur domaine », témoigne le réalisateur Olivier Peyon (Huffington Post,  27 novembre 2013, http://www.huffingtonpost.fr/2013/11/27/comment-jai-deteste-les-maths_n_4343102.html).

 

Présenter des résultats, décrire l’activité des chercheurs, c’est ce que proposent les films de François Tisseyre. Au Palais de la découverte, Pierre Audin part d’objets qu’il fait observer avant de les commenter.

 

Enfin, le développement des blogs et des web sites, permet désormais de présenter des vidéos consultables individuellement ou lors de présentations collectives, telles celles de Mickaël Launay (micmaths.com sur Youtube). La souplesse du visionnement est un atout récent, qui apporte un nouveau souffle à la vulgarisation à domicile, au point que le succès peut dépasser toutes les attentes : au moment d’écrire ces lignes, 1,4 million de « vues » ont été décomptées pour la conférence de Cédric Villani sur TED (Les maths sont fondamentalement sexy, https://www.ted.com/talks/cedric_villani_what_s_so_sexy_about_math?language=fr, février 2016).

 

Localement et dans les espaces dédiés, tous ces documentaires ont rencontré un public. Ils sont prétextes à dédramatisation, à débats, et ils remplissent une fonction pédagogique et culturelle. Leurs qualités artistiques et la dramaturgie proposée constituent un supplément apprécié. La professionnalisation de l’activité est indéniable et le support est prometteur. D’autant que nombre de mathématiciens, à la suite de pionniers engagés, sont désormais partie prenante d’un tel travail ou d’une telle expertise.

 

Mathématiques et audiovisuel

 

Longtemps il a été préférable de taire ses études de mathématiques, au sein du milieu journalistique, tant cette spécialité suscitait le rejet et l’appréhension de professionnels formés dans d’autres filières. Le sujet semblait inabordable, ardu et peu populaire aux responsables des médias écrits ou audiovisuels. A preuve, c’est le 12 juin 1987 que, pour la première fois, Bernard Pivot recevait un mathématicien dans sa « cultissime » émission hebdomadaire Apostrophes (http://www.ina.fr/video/CPB87005869). Jean Dieudonné était invité pour son livre récemment paru, Pour l’honneur de l’esprit humain : les mathématiques aujourd’hui (Hachette, coll. Histoire et philosophie des sciences, 1987). Si Pivot le situait parmi un être à part, Dieudonné ne démentait pas et confortait cette perception « différente » et simplificatrice des mathématiciens. Un peu plus de deux ans plus tard, le 1er décembre 1989, Bernard Pivot faisait dialoguer Alain Connes et Jean-Pierre Changeux (Matière à penser, Odile Jacob, 1989), privilégiant cependant le propos du neurobiologiste.

 

Pendant des années les mathématiques ne créaient pas l’actualité. Même lorsque Jean-Christophe Yoccoz et Pierre-Louis Lions se sont vu décerner la médaille Fields à l’été 1994 à Zürich, ce n’est qu’à grand-peine que fut obtenu un rapide duplex radio depuis Genève en direct dans la matinale Culture matin (Jean Lebrun, France Culture, Radio France).

La situation a évolué et les scientifiques, mathématiciens en particulier, se sont fait leur place à la radio et parfois à la télévision. Cédric Villani, sa disponibilité, ses engagements… et l’étrangeté de ses broches araignées, en est un exemple récent, figurant dans des émissions télévisées destinées à un large public. Pourtant son temps de parole sur ses recherches est limité - ainsi pour Le Grand Journal, 29 novembre 2013, à l’époque présenté sur Canal + par Antoine de Caunes. Rares sont les mathématiciens invités pour parler en tête à tête, y compris dans des créneaux scientifiques. En février 2016 la chaîne TV franco-allemande Arte a proposé Le grand mystère des mathématiques (15 janvier 2016), un documentaire américain évoquant « leur universalité et leur efficacité ». Mais les productions françaises sont souvent refusées par les décideurs – pas de mathématiques dans C’est pas sorcier (1993-2014, France Télévisions) par exemple. On stagne dans l’esprit Les maths qui tuent, titre d’un livre pour la jeunesse  (Kjartan Poskitt, Le Pommier, 2011) et d’une série britannique du même auteur, ce qui rend d’autant plus méritoires les tentatives qui en sont faites.

 

Pour parler mathématiques avec des mathématiciens sur France Culture, le premier en radio fut Emile Noël ; il en fit même un premier et remarquable livre d’entretiens – Le matin des mathématiciens (Belin Pour la science, Paris 1985), titre qui ne pouvait manquer d’évoquer en contre-champ Le matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels (Gallimard, Paris 1960), best seller d’ésotérisme pseudo scientifique qui avait marqué une génération. Néanmoins l’approche en restait classique, avec des entretiens centrés autour d’un thème. Un tournant s’est effectué en 1988 lorsque une grande figure de la radio, Alain Trutat, a osé accepter une émission de deux heures sur Nicolas Bourbaki, icône des études de plusieurs générations d’étudiants. Cette émission de Michèle Chouchan rencontra un vaste succès et donna lieu ultérieurement à un livre. Y étaient  évoqués les fondateurs – avec des interviews de trois d’entre eux - Henri Cartan, André Weil et Jean Dieudonné, puis de ceux qui avaient poursuivi l’œuvre et contribué à l’évolution du mythe ; il était question des canulars, de l’influence en mathématiques (et aussi en littérature) en France et à l’international. Les mathématiques et les mathématiciens s’enrichissaient alors d’une culture partageable par un public plus large.

 

Il a été moins difficile ensuite de proposer une approche des mathématiques par leurs acteurs et leur environnement. La défiance des professionnels à l’égard des médias audiovisuels a légèrement diminué, grâce aux efforts, entre autres, des mathématiciens Mireille Chaleyat-Maurel, Jean-Pierre Bourguignon, Jean-Pierre Kahane. Grâce aussi au prix D’Alembert de la Société mathématique de France récompensant, en 1990, ces émissions sur les mathématiques, parmi lesquelles un Bon Plaisir d’André Lichnerowicz (1988, trois heures d’antenne) ou des discussions sur la popularisation de leur discipline. Ces productions faisaient désormais une place à l’imaginaire et à des analogies artistiques, mettant en avant le rôle du collectif et de la communication entre chercheurs. Alain Connes, médaille Fields en 1982, s’y impliqua fortement : lors de l’enregistrement de son Bon Plaisir (Michèle Chouchan, 1993, France Culture), il suggérait de ne pas évoquer les concepts qu’il avait développés mais de circuler autour des abstractions mathématiques par l’évocation de faits sociaux ou la description de paysages naturels. Ce qui n’empêchait pas d’esquisser des recherches théoriques récentes ou les relations avec d’autres disciplines et divers publics.

Depuis lors, divers chercheurs sont venus s’exprimer : citons entre autres Karine Chemla, Etienne Ghys, Martin Andler, Mickaël Launay… Ils ont été interrogés par des journalistes ou des producteurs qui n’étaient pas tous scientifiques mais qui ont contribué à la visibilité de la discipline et à sa diffusion, comme Stéphane Deligeorges (Continent sciences, France Culture, jusqu’en 2016), Aurélie Luneau (La marche des sciences, France Culture, jusqu’en 2016), Nicolas Demorand (Le téléphone sonne, France Inter, 8 décembre 2016 par exemple), Stéphane Paoli (Mathématiques de la planète Terre, 3D, France Inter, 17 mars 2013 ; Le mystère des mathématiques, 3D depuis la Fondation Cartier, 20 novembre 2011). La Tête au carré de Mathieu Vidard, sur France Inter, existe sous forme quotidienne depuis septembre 2006 et a accueilli notamment Claire Voisin ou Cédric Villani.

 

Une difficulté spécifique à la radio est l’absence de tableau noir ou de support visuel. Elle peut dérouter l’interviewé dans un premier temps, ou au contraire se révéler comme une vraie richesse stimulant l’effort de communication. Les schémas griffonnés sur des papiers sont à « raconter » à un public occupé à faire la vaisselle, prendre une douche ou préparer un repas…

 

Il reste que les médiateurs se confrontent aux nouveaux médias, aux chaînes en continu, à l’implacabilité et la sobriété des tweets. Leur réflexion va devoir se poursuivre sur les modes de communication adaptés et la difficulté s’accroît à faire saisir l’enjeu des recherches.

 

Les anciennes émissions de radio ne sont pas toutes conservées, elles sont difficilement consultables. Une partie des archives est déposée à l’INA (Institut national de l’audiovisuel, www.ina.fr) ; leur recherche et leur exploitation sont difficiles d’accès, et onéreuses pour les particuliers, quand elles sont conservées. Si bien que nombre des émissions diffusées au cours des années 1980 et 1990 ne sont plus disponibles aujourd’hui, ce qui justifie qu’aucune liste exhaustive n’en soit donnée ici.